Volume 77, no 46 le 23 décembre 2013
À l’occasion de son décès le 5 décembre à l’âge de 95 ans, les médias capitalistes à travers le monde, y compris en Afrique du Sud, se servent de leurs hommages pour falsifier l’histoire de cette lutte intransigeante, comment elle a été gagnée, le rôle de la majorité laborieuse et la perspective que cette lutte a ouverte pour le développement et l’organisation de la classe ouvrière.
On occulte souvent la guerre sans merci et sanglante menée contre la révolution par les dirigeants sud-africains avec l’appui de Washington jusqu’à la toute fin. Et on dissimule également le rôle des travailleurs et agriculteurs de Cuba socialiste, qui ont versé leur sang pour la cause de la libération de l’Afrique et qui ont joué un rôle déterminant pour précipiter la chute du régime de l’apartheid, une défaite majeure pour l’impérialisme U.S. et mondial.
Le New York Times a fourni un exemple typique de ces tentatives de déprécier la lutte sous prétexte de la soutenir. Il a écrit : « La transition pacifique du pays doit énormément au dernier président blanc de l’époque de l’apartheid, F.W. de Klerk, qui en 1990 a ordonné de mettre fin aux 27 ans d’emprisonnement de M. Mandela. »
Nelson Mandela a adhéré au Congrès national africain en 1944 et, en collaboration avec entre autres Walter Sisulu et Oliver Tambo, il a contribué à former la Ligue des jeunes de l’ANC. Ils ont insisté pour que l’ANC organise une opposition plus militante à la ségrégation et la discrimination raciales déjà bien instituées en Afrique du Sud.
En 1948, le Parti national a remporté les élections au gouvernement sud-africain et a commencé à consolider l’État d’apartheid basé sur l’expropriation complète du peuple africain et le contrôle de tous les aspects de sa vie. Chaque individu a été affecté à un groupe racial : blanc, indien (dont beaucoup étaient les descendants des travailleurs à contrat amenés au pays), métis (de race mixte), noir ; chacune avec un statut et des droits différents.
L’apartheid privait les Africains, l’écrasante majorité des habitants du pays, des droits les plus élémentaires : où vivre, avec qui vivre, le droit de changer de travail, de posséder la terre, de la cultiver, de voter, de manifester. Même le droit de rester dans une ville après le coucher du soleil dépendait de la couleur de votre peau, telle que définie par les lois et règlements du pays.
« Le système de l’apartheid a un objectif central et primordial : organiser et perpétuer la surexploitation des producteurs africains par le Capital, » a écrit Jack Barnes, secrétaire national du Parti socialiste des travailleurs, dans un article de 1985 intitulé « La révolution à venir en Afrique du Sud. »
Le système des laissez-passer a été un aspect particulièrement détesté de l’apartheid. C’était un système de passeports internes que les Africains devaient porter sur eux en tout temps. Et tout flic pouvait demander à le vérifier de jour ou de nuit. « On dit avec raison qu’il est impossible à un Africain d’aller d’un bout de la ville à un autre sans « enfreindre la loi, » a écrit Jack Barnes.
Quand Nelson Mandela a commencé à participer à la lutte, il s’identifiait comme africaniste. Il n’était pas convaincu que les Indiens et les Métis « puisent vraiment épouser notre cause » et il était « fermement opposé à ce que des Communistes ou blancs puissent adhérer » à l’ANC. Mais grâce à des expériences dans la lutte, Nelson Mandela a changé d’avis et s’est mis à l’oeuvre pour renverser l’apartheid en aidant à construire un mouvement de masse avec tous ceux qui s’y opposaient.
En 1952, l’ANC et le Congrès indien sud-africain ont lancé la Campagne de défi, la première mobilisation multiraciale à grande échelle contre les lois de l’apartheid imposées par le Parti national. Nelson Mandela a été son organisateur central. Plus de 8 000 personnes ont été jetées en prison.
Les nouvelles lois n’ont pas été annulées, « mais la Campagne de défi a marqué un nouveau chapitre dans la lutte, a écrit Nelson Mandela. Nos rangs ont grossi jusqu’à atteindre 100 000 membres. L’ANC est devenu une organisation véritablement basée sur les masses, avec un impressionnant corps de militants expérimentés qui avaient bravé la police, les tribunaux et les prisons. »
La Charte de la liberté
En 1954, l’ANC, ainsi que le Congrès indien, l’Organisation sud-africaine des populations de couleur récemment fondée et le Congrès des démocrates, formé d’opposants blancs à l’apartheid, ont lancé un appel à un Congrès du peuple, qui s’est réuni les 25 et 26 juin 1955, et auquel plus de 3 000 délégués ont participé. « Même si l’écrasante majorité des délégués étaient des Noirs, il y avait plus de trois cents Indiens, deux cents Métis, et une centaine de blancs », a déclaré Nelson Mandela.Avant que la police disperse la réunion, les participants ont approuvé la Charte de la liberté. « L’Afrique du Sud appartient à tous ceux qui y vivent, aux blancs comme aux Noirs, » a déclaré la charte. Elle comprenait une série de revendications. Les quatre premières sections étaient : « Le gouvernement doit appartenir au peuple ! Tous les groupes nationaux doivent jouir de droits égaux ! Le peuple doit avoir sa part du patrimoine national! La terre doit être partagée entre ceux qui la travaillent ! » La charte appelait à la nationalisation des banques et des mines.
La Charte de la liberté a déclenché un vif débat, y compris au sein de l’ANC lui-même où une minorité, qui devait faire scission de l’organisation peu après, a soutenu l’idée que « L’Afrique du Sud appartenait aux Africains, et à personne d’autre. » Elle considérait les blancs et les Indiens comme des « groupes minoritaires étrangers. »
En 1962, Nelson Mandela a été arrêté après son retour en Afrique du Sud suite a une tournée dans les pays africains où il tentait d’obtenir des fonds et de la formation militaire pour la branche armée nouvellement constituée de l’ANC, Le fer de lance de la nation. L’année suivante, Nelson Mandela et sept autres personnes ont été reconnus coupables de sabotage et de complot et condamnés à la prison à vie.
En octobre 1975, l’armée sud-africaine a envahi l’Angola dans l’espoir d’écraser le mouvement de libération contre la domination portugaise dans ce pays, de porter un coup à la révolution anticoloniale sur le continent et de renforcer ainsi la domination de l’apartheid en Afrique du Sud même.
À la demande du gouvernement angolais nouvellement indépendant, des milliers de combattants volontaires cubains sont partis en Angola et en moins de six mois ont stoppé net l’invasion sud-africaine, ce qui a eu pour effet de briser le mythe de l’invincibilité du régime de l’apartheid.
En juin 1976, les élèves du secondaire dans le township de Soweto à Johannesburg ont commencé des protestations contre la décision du gouvernement d’apartheid d’imposer l’enseignement obligatoire en afrikaans, considéré comme la langue de l’oppresseur. Les manifestations croissantes de jeunes ont été accueillies par une répression sanglante du régime et plus de 700 personnes ont été tuées. La rébellion, connue comme le soulèvement de Soweto, est devenue un point tournant qui a amené de nouvelles forces jeunes à la lutte.
Dans les années 1980, les protestations ont balayé les townships en Afrique du Sud. Les actions contre l’apartheid et pour la libération de Nelson Mandela se sont répandues dans le monde entier. C’est ainsi qu’ont eu lieu des manifestations de dizaines de milliers de personnes aux États-Unis. En Afrique du Sud, le Front démocratique uni a rassemblé des centaines de groupes qui appuyaient la Charte de la liberté. Et en 1985, le Congrès des syndicats sud-africains, la première confédération syndicale non raciale dans le pays, a été créé.
S’appuyant sur la montée des luttes, l’ANC a fait un pas en avant vers la construction d’une organisation multiraciale. Il a élargi son conseil de direction en y incluant des Indiens, des Métis et des blancs sud-africains pour la première fois.
En 1987, l’Afrique du Sud a envahi l’Angola de nouveau. Et Cuba a répondu une fois de plus avec un nombre encore plus important de volontaires internationalistes qui, en collaboration avec les combattants angolais, ont infligé une défaite décisive aux forces sud-africaines lors de la bataille de Cuito Cuanavale en mars 1988.
Alors que la lutte progressait suite à la victoire de Cuito Cuanavale, Nelson Mandela a été libéré de prison le 11 février 1990.
« Les luttes combinées de notre peuple à l’intérieur du pays ainsi que la montée de la lutte internationale contre l’apartheid dans les années 1980 ont créé la possibilité d’un règlement négocié du conflit de l’apartheid, » a déclaré Nelson Mandela dans un discours à Matanzas, à Cuba, le 26 juillet 1991. « La défaite décisive à Cuito Cuanavale a modifié l’équilibre des forces dans la région et a sensiblement réduit la capacité du régime de Pretoria de déstabiliser ses voisins. En combinaison avec les luttes de notre peuple à l’intérieur du pays, cela a été crucial pour amener Pretoria à se rendre compte qu’il serait contraint de négocier. »
« Partout où des travailleurs luttent pour leurs droits, ils seront attirés par la lutte de libération des masses laborieuses en Afrique du Sud, » a écrit Jack Barnes. Des manifestations ont eu lieu partout dans le monde pour exiger que Washington et d’autres partisans du régime raciste imposent des sanctions et arrêtent toute aide à l’apartheid.
Bien que contraint de négocier, le président sud-africain F.W. de Klerk a fait tout ce qu’il pouvait pour préserver l’État d’apartheid. Son gouvernement a participé ou encouragé un règne de violence meurtrière qui a tué 2 000 partisans de l’ANC uniquement dans la première moitié de l’année 1991 et 8 000 autres au cours des sept années précédentes, a fait remarquer Nelson Mandela à Cuba.
L’obstacle du Parti communiste
La lutte s’est également heurtée aux obstacles politiques créés par le Parti communiste sud-africain, un parti multinational de masse avec des milliers de membres dévoués qui faisaient partie de la lutte anti-apartheid. Comme les autres partis staliniens, il oscillait entre des actions gauchistes, qui faisaient courir des risques aux travailleurs, et une politique de collaboration de classe, qui réduisait la pression sur le gouvernement raciste. Son rôle bureaucratique et musclé dans Le fer de lance de la nation, y compris le fait d’accuser des militants à tort et à travers d’être des agents du régime, sa pratique de la torture et pire encore, a été en grande partie responsable de la marginalisation de la branche armée par rapport au mouvement populaire qui s’est développé dans les années 1980.En 1992, au milieu des négociations entre l’ANC et le gouvernement de F.W. de Klerk, Joe Slovo, un membre du Comité exécutif national de l’ANC et un dirigeant du PC, a publié un document intitulé « Négociations : Quelle place pour le compromis ? » dans lequel il a proposé que l’ANC fasse une série de concessions. « Nous n’avons clairement pas affaire à un ennemi vaincu et une prise de pouvoir révolutionnaire rapide par le mouvement de libération ne pourrait pas être posée de façon réaliste, » a-t-il dit.
Mais Nelson Mandela a appelé à une intensification de la lutte sur tous les fronts, ce qui a contraint le gouvernement de Klerk de capituler et d’accepter le démantèlement de toutes les lois de l’apartheid et l’organisation d’élections basées sur une personne, une voix. Une constitution provisoire a été approuvée en 1993 et Nelson Mandela a été élu président en 1994.
Le renversement de l’apartheid a été une énorme avancée pour le peuple d’Afrique du Sud et du monde. L’Afrique du Sud n’était plus un bastion des forces les plus réactionnaires déterminées à maintenir la domination impérialiste de l’Afrique.
Les Noirs n’avaient plus besoin de laissez-passer. Ils pouvaient aller où ils voulaient, vivre où ils avaient les moyens de le faire, vendre leur force de travail au plus offrant. Ils pouvaient acheter des terres, s’ils pouvaient les payer. L’Association des agriculteurs africains d’Afrique du Sud dit qu’elle a maintenant quelque 12 000 membres.
La révolution sud-africaine a eu lieu après les défaites des révolutions au Nicaragua, à Grenade et au Burkina Faso. Et elle a fait face au rôle contre-révolutionnaire du stalinisme dans le monde. En 1991, l’Union soviétique a volé en éclats après des décennies de domination par une bureaucratie privilégiée. Suite à sa dissolution, les régimes établis en Russie, en Europe de l’Est et en Asie se sont empressés d’accélérer l’introduction de méthodes capitalistes du marché. Les gouvernements dirigés par des staliniens en Chine et au Vietnam ont évolué dans la même direction. Ils ont encouragé les révolutionnaires sud-africains à rester avec le capitalisme.
Le Congrès national africain s’est transformé d’un mouvement de libération nationale en un parti électoral bourgeois et puis en le parti du gouvernement capitaliste. Et de nombreux dirigeants de l’ANC et du Parti communiste sud-africain sont aujourd’hui de grands capitalistes.
Cyril Ramaphosa, par exemple, un ancien dirigeant de l’Union nationale des mineurs et de l’ANC, est propriétaire d’une partie de Lonmin, une société minière de platine, et il est l’un des hommes les plus riches d’Afrique. En août 2012, 34 mineurs de Lonmin ont été abattus par la police au cours d’une grève où les travailleurs ont fini par obtenir des augmentations de salaire substantielles. Gwede Mantashe, un ancien président du PC, est un directeur de la société minière Samancor. Jacob Zuma, actuel président de l’Afrique du Sud et de l’ANC, a des intérêts d’affaires considérables.
La vague de grèves des dizaines de milliers de mineurs et de travailleurs agricoles, en Afrique du Sud à la fin de 2012 et au début de 2013, contre les conditions misérables auxquelles des millions de travailleurs font face en Afrique du Sud aujourd’hui, aurait été inconcevable à l’époque de l’apartheid. Cela met en évidence à la fois ce qui a été gagné par le renversement de l’apartheid et les opportunités rendues possibles par cette victoire pour construire un parti ouvrier révolutionnaire.
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