L’élection du 13 mars du cardinal de Buenos Aires Jorge Mario Bergoglio, 76 ans, comme le nouveau pape François reflète l’attention croissante portée par la hiérarchie catholique à l’Amérique latine et l’Afrique — qui comptent ensemble un peu plus de la moitié des adeptes de cette foi dans le monde — et ses efforts pour obtenir une plus grande écoute parmi les travailleurs et les agriculteurs du monde, qui sont les principales victimes de la crise mondiale du capitalisme.
La sélection du nouveau pape vise aussi à faire progresser la bataille du clergé —sous l’étendard trompeur de la « liberté de religion » — pour augmenter le poids politique de l’Église et son influence dans les affaires gouvernementales partout où elle le peut.
François est le premier pontife non européen en presque 1 300 ans. Aujourd’hui, la plus grande partie des catholiques se trouve en Amérique latine. Leur nombre est en pleine expansion en Afrique. Pendant ce temps, le nombre des adhérents est en baisse en Europe, où se trouvent le quart des catholiques dans le monde.
Avec les changements sociaux suscités par l’incorporation massive des femmes dans la population active après la deuxième guerre mondiale, l’observance par les catholiques de la doctrine officielle de l’Église sur la sexualité, la famille et la place des femmes dans la société s’érode, en particulier dans les pays les plus développés. Cette tendance a entre autre ouvert la porte au cours des dernières années à la dénonciation de nombreux abus sexuels commis par des membres du clergé en Europe et en Amérique du Nord, ce qui diminue encore l’autorité morale des ecclésiastiques.
« Un pape des pauvres »
François est présenté comme un « pape des pauvres. » Il a choisi son nom en référence à François d’Assise (1181-1226), un saint chrétien bien connu qui a renoncé à tous ses biens et a promis de mener une vie monastique d’humilité et de charité.
Comme archevêque de Buenos Aires, Jorge Mario Bergoglio a vécu dans un appartement modeste, pris les transports en commun, préparé ses propres repas et parrainé toutes sortes de programmes sociaux dans les bidonvilles.
Lors de la crise économique de 1999-2002 en Argentine, le cardinal Bergoglio a dénoncé les mesures mises en œuvre par le gouvernement du président Fernando de la Rúa. Suite à l’incapacité du pays de payer sa dette massive et sous la pression du Fonds monétaire international, les mesures ont consisté à rembourser les détenteurs de la dette de l’Argentine sur le dos des travailleurs et des agriculteurs du pays par le biais d’une dévaluation de la monnaie et des réductions de dépenses sociales, ce qui a conduit à une montée du chômage et une inflation désastreuse.
« Certains des maux sociaux les plus graves dont nous souffrons concernant les questions économiques et politiques reflètent directement le libéralisme le plus cru, » a fait remarquer le cardinal Bergoglio en août 2001, critiquant les inégalités croissantes et l’absence d’un « filet de sécurité sociale. »
Le cardinal Bergoglio a également affronté les deux derniers présidents argentins, le mari Nestor Kirchner et puis l’épouse Cristina Fernández, sur une politique économique qui a alimenté des disparités économiques de plus en plus marquées. Nestor Kirchner et Cristina Fernández sont des péronistes, un courant bourgeois « de gauche » qui se couvre traditionnellement d’une rhétorique nationaliste et anti-impérialiste et se présente comme le défenseur des travailleurs.
« L’esclavage est à l’ordre du jour sous diverses formes, » a déclaré le cardinal Bergoglio en septembre 2011. « Dans cette ville, des travailleurs sont exploités dans des ateliers de misère et, s’ils sont des immigrants, sont privés de l’opportunité d’en sortir. »
Le pape François est aussi le premier pape venant de l’ordre des jésuites. Les jésuites font vœu de pauvreté et évitent traditionnellement le feu des projecteurs, se concentrant sur les services éducatifs et sociaux.
Le choix du pape démontre également l’intention de la hiérarchie de combattre vigoureusement toute remise en question de l’orthodoxie catholique sous la forme de la théologie de la libération, à laquelle le cardinal Bergoglio s’est toujours ardemment opposé. La théologie de la libération a pris forme vers la fin des années 1960 sous l’impact des luttes révolutionnaires des travailleurs et des agriculteurs en Amérique latine et a reculé dans les décennies suivantes quand ces luttes ont reculé. À travers son appui aux luttes contre l’exploitation et l’oppression, elle introduit une perspective laïque selon laquelle l’avenir peut être façonné par les actions d’êtres humains. Un bon nombre de ses adeptes se trouvaient parmi les membres de l’ordre jésuite.
Par opposition aux travailleurs et agriculteurs qui luttent de manière confiante et autonome, la doctrine catholique orthodoxe propose la charité, ce qui représente la raison principale de son soutien parmi les masses laborieuses depuis des centaines d’années. L’Église catholique est l’une des plus grandes organisations de charité au monde. Le rôle de tampon que joue la charité face au dur impact du capitalisme sur les travailleurs deviendra plus important, et non pas moins, pour soutenir la domination capitaliste à mesure que la crise mondiale s’intensifie.
Plusieurs opposants à François au sein du gouvernement actuel de Cristina Fernández de Kirchner et parmi les radicaux de la classe moyenne à travers l’Amérique latine ont insisté sur son rejet de la théologie de la libération et son assentiment à la dictature sanguinaire qui a régné sur l’Argentine de 1976 à 1983.
En même temps, ces critiques bourgeois n’ont rien à proposer face aux problèmes sociaux et économiques croissants des travailleurs et des agriculteurs. On peut s’attendre à ce que le pape François continue à marteler ce point.
Se battre pour les intérêts de l’Église
Le choix du cardinal Bergoglio est significatif aussi du point de vue de la lutte de la hiérarchie de l’Église contre la politique libérale et sociale préconisée par le gouvernement actuel de l’Argentine ainsi que ceux d’autres pays, notamment en Europe et en Amérique du Nord, sous la pression du changement d’attitudes parmi les travailleurs. En 2010, par exemple, le cardinal Bergoglio a sévèrement dénoncé un projet de loi pour légaliser le mariage et l’adoption pour les couples du même sexe comme « une guerre contre Dieu. »
Cette position s’accorde avec des combats politiques similaires menés récemment dans d’autres pays par l’Église catholique dans des tentatives d’imposer ses opinions, à travers l’État, sur la place des femmes dans la société et sur d’autres questions sociales qui touchent à l’unité et la confiance des travailleurs, telles l’accès à la contraception et le droit des femmes à l’avortement.
Aux États-Unis, par exemple, des sections de l’Église catholique ont fait un procès contre l’administration de Barack Obama à cause de sa décision l’an passé d’interdire aux entreprises appartenant à l’Église d’exclure la contraception de la couverture médicale des travailleurs.
« Ce procès concerne une attaque sans précédent du gouvernement fédéral sur l’une des libertés les plus chères de l’Amérique : la liberté d’exercer sa religion sans ingérence du gouvernement, » a déclaré à l’époque l’évêque Thomas Paprocki de Springfield en Illinois.
L’enjeu est de savoir si les patrons, sur la base de leurs convictions religieuses, ont le droit de priver les travailleurs de leurs droits civils et de couverture médicale.
Le pape François monte en scène dans le contexte d’une lutte politique de plus en plus intense entre la soi-disant liberté de religion, la liberté d’imposer la doctrine de l’Église dans la vie publique, et la liberté de culte, le droit des individus de pratiquer une religion comme ils l’entendent, libres de toute ingérence gouvernementale. Cette dernière liberté est cruciale pour que les travailleurs puissent se tailler l’espace politique dont ils ont besoin pour s’organiser et forger l’unité à travers toutes les religions contre nos exploiteurs communs.