« Aujourd’hui, les travailleurs en Égypte ont davantage confiance en eux »

Le Militant sur place après la destitution de Morsi

Paul Mailhot
le 19 août 2013

LE CAIRE — Un mois après les manifestations de masse et une campagne nationale de pétitions impliquant des millions de personnes qui ont conduit les militaires à chasser le président Mohammed Morsi des Frères musulmans, les travailleurs ici commencent à se concentrer sur les prochaines étapes de leur lutte pour conserver l’espace politique ouvert et améliorer leurs conditions de vie.

Le 26 juillet, des manifestations massives à travers l’Égypte ont écrasé toute dynamique vers un retour de Mohammed Morsi, qui reste en état d’arrestation.

Les travailleurs et d’autres personnes ici donnent une foule de raisons pour avoir fait campagne afin de chasser les Frères musulmans après une année en fonction.

« La campagne de Mohammed Morsi à la présidence a été une campagne de promesses, » a déclaré le 29 juillet Mahitab Elgilani, un organisateur d’un village de tentes de plusieurs centaines de personnes qui campent sur la place Tahrir. « Il a entre autres promis de libérer les milliers de personnes emprisonnées au cours de la lutte victorieuse contre l’ancien dictateur Hosni Moubarak en 2011. Au lieu de cela, Mohammed Morsi a augmenté le nombre de personnes en prison pour contestation politique. » Mahitab Elgilani a également souligné le favoritisme endémique et la détérioration des conditions économiques.

Les portraits de centaines de jeunes morts au cours de la lutte contre la dictature de Moubarak ainsi que des personnes tuées lors des protestations contre le gouvernement Morsi peints sur les murs dans toute la ville rappellent le prix payé pour développer les ouvertures démocratiques.

Les espoirs d’une amélioration des conditions économiques, sociales et politiques étaient si largement répandues après l’éviction de Moubarak en février 2011, qu’il n’a pas fallu longtemps pour que la plupart des couches de la société se retournent contre le gouvernement islamiste corrompu, violent et politiquement étouffant.

« Nous avons commencé à protester au bout des 100 premiers jours, a déclaré Mahitab Elgilani. Dans les trois mois qui ont précédé la mise à l’écart de la présidence Mohammed Morsi le 3 juillet, des millions d’Égyptiens ont signé la pétition de Tamarod lui demandant de démissionner. » Tamarod, qui signifie rébellion, est la coalition politique informelle à l’origine de la campagne de pétitions qui s’est propagée dans des quartiers, les lieux de travail et les écoles à travers le pays, exigeant un changement de gouvernement.

Même si la plupart des Égyptiens rencontrés par les correspondants du Militant ont exprimé leur soutien au rôle joué par l’armée dans la destitution de Mohammed Morsi, un grand nombre d’entre eux se sont empressés de souligner que le commandement militaire avait collaboré avec les Frères musulmans pour imposer des mesures répressives. L’armée a nommé un gouvernement intérimaire incluant de nombreux politiciens capitalistes en vue dont certains faisaient partie du régime de Moubarak. De nouvelles élections sont prévues.

Les travailleurs soulignent la détérioration des conditions économiques au cours des deux dernières années, réduisant de nombreux travailleurs et agriculteurs à simplement survivre. À Ismailia, une ville industrielle entourée de terres agricoles située à 120 kilomètres au nord-est du Caire au bord du canal de Suez, trois travailleurs de la construction se sont assis avec les travailleurs-correspondants du Militant  le 2 août pour parler des luttes de la vie quotidienne.

« Nous avions l’illusion que les choses seraient tout simplement meilleures après que Moubarak a été chassé du pouvoir, » a déclaré Mahmod Salama, travailleur de la construction et dirigeant de la Fédération égyptienne des syndicats indépendants. « Nous pensions que nous ne serions plus obligés de nous battre dans la rue. Mais nous avons appris que ce n’est pas le cas. »

« Un travailleur de la construction gagne en moyenne entre 3 $ et 8 $ par jour, et la plupart d’entre nous ne travaillent pas un mois complet, a poursuivi Mahmod Salama. Les trois travailleurs de la construction nous ont dit qu’ils n’avaient pas travaillé dans leur métier au cours des trois derniers mois.

« Par le passé, nous pouvions quitter le pays et chercher du travail dans d’autres régions du Moyen-Orient si les choses étaient au ralenti ici, a déclaré Mahmoud Ali Mahmoud, mais sous le régime des Frères cela a été sévèrement limité. » Des conflits avec d’autres gouvernements arabes ont aussi fermé des opportunités de travail. Mahmoud Ali Mahmoud, un plombier, a dit qu’il a été expulsé d’Arabie saoudite où il travaillait, à la suite d’un conflit entre le Caire et Riyad.

Mahmod Salama a dit que les travailleurs tentent de trouver des moyens d’unifier les différentes campagnes du mouvement ouvrier en Égypte. « Nous devons augmenter les salaires des moins bien payés pour uniformiser les conditions de vie. Le niveau de pauvreté est très élevé dans le pays. Si la subvention gouvernementale sur les produits alimentaires essentiels devait prendre fin, ce serait une catastrophe pour des millions de personnes. » Les travailleurs égyptiens ont aussi besoin de soins de santé et d’assurance sociale quel que soit l’emploi que tu occupes, a-t-il dit.

« Les travailleurs sont plus confiants »

« Les travailleurs en Égypte sont plus confiants aujourd’hui grâce à ce pour quoi nous nous sommes battus, a continué Mahmod Salama. Nous avons fait tomber Moubarak, nous avons forcé par pétition Morsi à se retirer et nous apprenons les uns des autres. C’est un changement phénoménal par rapport à il y a quelques années. Nous n’aurions même pas pu discuter de la pétition Tamarod à l’époque. »

Sous le régime de Moubarak, presque tous les travailleurs syndiqués appartenaient à la Fédération syndicale professionnelle égyptienne (FSPE). Suite au renversement de Moubarak, des syndicats indépendants ont proliféré au cours de luttes de plus en plus nombreuses pour des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail ainsi que la réintégration de travailleurs militants licenciés pour avoir mené des grèves et des manifestations. Beaucoup de ces nouveaux syndicats gravitent autour de la Fédération égyptienne des syndicats professionnels indépendants (FESPI).

« Le nombre de luttes impliquant des travailleurs en Égypte augmente, » a dit Fatma Ramadan, membre du bureau exécutif de la FESPI. « Ceci ne veut toutefois pas dire que le nombre de travailleurs syndiqués augmente. La vieille Fédération des syndicats professionnels n’a pas été une bonne publicité pour adhérer à un syndicat. Aussi, à cause de la relation de la FSPE avec le gouvernement, être membre de leur fédération syndicale offre certains avantages qu’un syndicat indépendant ne peut pas offrir. »

Les travailleurs qui ont une pension de retraite en Égypte, par exemple, ont un fonds de retraite lié au fait d’être membre du syndicat gouvernemental. Si tu quittes le syndicat, ta pension est perdue, a dit Fatma Ramadan.

Les travailleurs du textile rejoignent la lutte contre Morsi

« Les travailleurs dans notre usine et dans tout Mahalla ont massivement participé aux mobilisations qui ont mené à la révolution du 30 juin, » a affirmé, lors d’une entrevue téléphonique le 4 août, Kamal Fayoumy, un dirigeant des travailleurs du textile de Mahalla, faisant référence au renversement des Frères. « Des milliers d’entre nous — femmes et hommes — ont participé à six grandes manifestations de travailleurs à Mahalla exigeant de Mohammed Morsi qu’il se retire, parce que le gouvernement Morsi s’est dressé contre les travailleurs sur toute la ligne.

« À l’heure actuelle, notre campagne principale consiste à recueillir des signatures en faveur des revendications des travailleurs, » a dit Kamal Fayoumy. Celles-ci incluent le droit légal de se syndiquer et la reconnaissance par le gouvernement du choix des travailleurs ; le retour au public des compagnies qui ont été privatisées, conduisant souvent à des licenciements en masse ; une augmentation substantielle du salaire minimum et un plafond aux salaires des cadres.

« Le syndicat indépendant à Mahalla continue de tenter de s’établir dans l’usine. Le nombre de nos membres augmente et c’est encourageant, » a dit Kamal Fayoumy. Le syndicat gouvernemental reste toujours officiellement dans l’usine bien qu’il n’ait que peu de soutien parmi les travailleurs et soit resté à l’écart de leurs luttes.

Il y a eu une accalmie des luttes et des autres actions des travailleurs depuis le renversement de Mohammed Morsi tandis que beaucoup attendent de voir la suite des événements. Visiblement pour tenter d’apaiser le mécontentement chez les travailleurs, l’armée a désigné l’ancien président de la FESPI, Kamal Abu Eita, comme nouveau ministre des Ressources humaines, un poste analogue à celui de ministre du Travail dans de nombreux pays.

« Le gouvernement est assis sur des bombes à retardement »

« Le gouvernement est assis à l’heure actuelle sur une demi-douzaine de bombes à retardement, » a dit Ibrahim Abdel Gawed, un ancien agriculteur et dirigeant d’une organisation indépendante d’agriculteurs qui a pris part à la discussion à Ismailia. « Les travailleurs des transports, les dockers, les agriculteurs, tous ont des doléances et des revendications de longue date auxquelles il n’y a pas de propositions de solution. » « L’attention du peuple est distraite temporairement avec le renversement du gouvernement des Frères musulmans, a-t-il dit, mais ça ne durera pas longtemps et des décennies de revendications de travailleurs et d’agriculteurs referont bientôt surface. »