MAHALLA, Égypte — Trois ans après le renversement de la dictature haïe de Hosni Moubarak, les travailleurs ici discutent et débattent de la façon de faire avancer la lutte pour les syndicats et les droits des travailleurs face à la nette détérioration des conditions économiques et face aux actions du gouvernement pour réduire l’espace politique.
Les travailleurs ici ont été une force de premier plan dans les luttes sociales, depuis les grèves des travailleurs du textile en 2006 jusqu’aux mobilisations de la place Tahrir qui ont mené à la chute du régime Moubarak en janvier 2011 et au renversement du gouvernement des Frères musulmans du président Mohammed Morsi en juin de l’année dernière. Les travailleurs dans tout le pays ont ainsi acquis plus de confiance en eux pour agir politiquement, lutter pour des syndicats et mettre de l’avant leurs revendications.
« Il y a plus de droits syndicaux sur le papier aujourd’hui qu’il y en avait en 2011, » a dit au Militant Kamal Fayoumy, un des dirigeants centraux du syndicat indépendant des travailleurs du textile à Mahalla Spinning and Weaving. « Mais les capitalistes sont aussi devenus plus sauvages, ce qui fait que nous devons nous battre constamment pour nos droits.
« Depuis 2011, tous les gouvernements ont pris le parti des patrons contre les travailleurs. » Les Frères musulmans étaient tout autant un parti capitaliste que le Parti national de Moubarak, a dit Kamal Fayoumy, ce sont les deux faces d’une même pièce.
« Sous Moubarak nous avions un mouvement syndical qui ne défendait pas les travailleurs, » a dit Hisham El–Karim, président du syndicat indépendant des travailleurs du transport de la Province de l’Ouest où sont situées les principales villes industrielles de Tanta et Mahalla. « Les syndicats n’étaient qu’un outil dans les mains des dirigeants pour que le gouvernement puisse annoncer au monde : « Regardez, nous avons des libertés, nous avons des organisations syndicales, venez investir. »
« Mais ces syndicats sapaient ce que le mouvement ouvrier représente, c’est-à-dire la défense de tous les travailleurs. Ils concentraient plutôt le pouvoir entre les mains de quelques individus. »
Bataille pour des syndicats « indépendants »
La bataille pour ce qu’on appelle les syndicats « indépendants » est une lutte importante parmi celles que mènent les travailleurs dans toute l’Égypte. La plupart des lieux de travail restent liés, du moins officiellement, à l’ancienne structure syndicale de l’ère Moubarak. Les travailleurs membres de ces syndicats ont droit à toutes sortes d’avantages sociaux tels que régimes de retraite, soins de santé et assurance chômage.
À l’usine de Mahalla, les travailleurs tentent depuis 2007de faire reconnaître leur syndicat par le gouvernement. Ils ont mené depuis de nombreuses grèves et démontré que la plupart des ouvriers de l’usine sont avec eux.
« Une des choses principales que les syndicats indépendants remettent en cause, ce sont les plans du gouvernement pour privatiser les entreprises publiques avec les licenciements qui s’ensuivent, a dit Kamal Fayoumy. La situation économique générale est devenue bien pire depuis 2011 car un certain nombre d’usines ont été vendues par le gouvernement et ont été ensuite fermées par les nouveaux propriétaires.
« Les nouveaux patrons ont regroupé et fermé des usines pour faire plus de profits. Les travailleurs ont poussé pour renationaliser ces usines et ont même gagné quelques procès mais le gouvernement ne fait rien pour changer la situation. »
Les travailleurs de la construction luttent également pour avoir les syndicats indépendants. Contrairement aux travailleurs d’usine, « les travailleurs de la construction sont employés par beaucoup de patrons différents et de manière occasionnelle, » a déclaré Mahmod Salameh, un dirigeant du syndicat indépendant de la construction d’Ismailiya, lors d’une interview au Caire. « Le travail peut être au ralenti pendant plusieurs semaines, les travailleurs doivent donc se rendre dans d’autres régions et il devient difficile d’organiser des syndicats. »
Alors que les travailleurs d’usine licenciés reçoivent quelques prestations de santé et autres avantages et qu’ils ont droit à l’assurance chômage, ce n’est pas le cas pour les travailleurs de la construction, selon Mohammed Mowafy, un charpentier du quartier de Maadi, au Caire.
Mohammed Mowafy est en faveur de la création par les syndicats de fonds auxquels les travailleurs contribueraient et qu’ils pourraient utiliser pour obtenir des prestations de chômage ou une pension. Il croit également que les syndicats ont un rôle à jouer dans la gestion des hôpitaux pour assurer des soins aux travailleurs de la construction qui n’ont aucun droit à des indemnités de la part des employeurs s’ils sont blessés au travail.
« Il y a deux concepts sur la façon de bâtir les syndicats de la construction, a expliqué Mahmod Salameh. Certains d’entre nous se syndiquent par corps de métier tandis que d’autres se syndiquent quel que soit leur corps de métier. Notre fédération essaie les deux à la fois. Dans les syndicats auxquels nous sommes affiliés, nous organisons les membres quel que soit le corps de métier. N’importe qui dans la construction, peu importe son métier, peut y adhérer. Nous croyons que cela nous rend plus forts. »
Le rôle central des travailleurs du textile
Mahmod Salameh et Mohammed Mowafy ont tous deux parlé du rôle central des travailleurs du textile dans les luttes sociales plus larges, y compris dans le renversement de Moubarak. « Mahalla a été comme une citadelle pour la classe ouvrière en Égypte, un exemple pour les autres dans la lutte sans compromis contre les patrons et contre les dictateurs, » a affirmé Mohammed Mowafy.
« Cela a également fait des travailleurs de Mahalla une cible pour ceux qui sont au pouvoir, a ajouté Mahmod Salameh. Ils voudraient épuiser les travailleurs là-bas. Les patrons du textile n’embauchent pas, ne remplacent pas les vieilles machines ou ne font pas de nouveaux investissements dans le matériel d’usine. »
En janvier 2014, le gouvernement intérimaire a organisé un vote pour une nouvelle constitution ouvrant la voie à de nouvelles élections pour la présidence et une assemblée législative. Le gouvernement et l’armée qui se tient derrière mettent de l’avant le chef de l’armée, le général Abdel Fatah el-Sissi, pour la présidence.
« Aujourd’hui, en Égypte, beaucoup de gens espèrent que quelqu’un comme Sissi pourra arranger les choses, » a dit Mohammed Mowafy.
« Une minorité est allé voter lors du récent référendum constitutionnel, ce qui démontre que beaucoup de travailleurs ne se laissent pas duper par les fausses promesses du gouvernement, » a dit Kamal Fayoumy .
« Nous sommes convaincus que si les travailleurs ne voient pas de progrès, il y aura davantage de lutte, peu importe qui est élu président. Les travailleurs seront plus décisifs lors de la prochaine vague et il peut y avoir davantage de liens avec les jeunes qui sont descendus dans les rues au cours des trois dernières années.
« Cela peut se produire si les jeunes se tournent vers les travailleurs et voient la puissance de la lutte de la classe ouvrière et commencent à lier leurs aspirations aux exigences des travailleurs, » a dit Kamal Fayoumy.
« Nous voulons en apprendre davantage sur les luttes des travailleurs dans d’autres pays, » a-t-il ajouté, en disant que la dernière fois que des travailleurs socialistes des États-Unis étaient à Mahalla, en 2011, il avait parlé avec une d’entre eux qui était elle aussi ouvrière du textile.
« Je me souviens encore d’elle. Elle a détruit l’image que je me faisais des travailleurs aux États-Unis. Elle a expliqué que les travailleurs du textile subissent une exploitation semblable à celle que nous vivons ici et que les travailleurs se blessent au travail. Le capitalisme est l’ennemi des travailleurs dans le monde entier. Ce n’est pas seulement un problème égyptien. »