MONTRÉAL — Pendant la majeure partie de l’histoire canadienne, les propriétaires des mines, des fabriques et des usines ont été capables de nourrir des divisions parmi les travailleurs sur la base d’une discrimination systématique de la majorité francophone au Québec. Par ses luttes durant plusieurs décennies, la classe ouvrière au Canada a porté des coups importants à cette pierre angulaire de la stratégie de la classe dirigeante : « diviser pour mieux régner. » La suppression de la langue et de la culture et les inégalités dans l’emploi, les salaires, l’éducation et la santé imposées aux travailleurs qui sont québécois sont maintenant en grande partie surmontées. Cela renforce les possibilités d’une action politique ouvrière indépendante au Canada.
Le progrès réalisé dans la lutte contre l’oppression nationale et son impact sur les travailleurs de toute origine ont été mis en relief le 7 avril dernier lorsque le Parti québécois au pouvoir a subi une grande défaite dans les élections provinciales. La plupart des travailleurs, qu’ils soient anglophones, nés à l’étranger ou Québécois, ont été dégoutés par la plate-forme impudemment anti-ouvrière du parti — qui comprenait une attaque contre les droits des immigrants et les libertés religieuses, enrobée dans des appels démagogiques au nationalisme québécois. Et beaucoup ont été repoussés par le candidat vedette du parti, Pierre Péladeau, un capitaliste connu par les travailleurs comme le « roi du lockout » pour avoir organisé plus d’une douzaine de lockouts antisyndicaux, dont un contre les travailleurs du Journal de Montréal qui a duré 764 jours de 2009 à 2011.
Ce renforcement historique de la classe ouvrière au Canada a également accru les possibilités de construire un parti révolutionnaire enraciné dans la classe ouvrière industrielle dans l’ensemble du pays. C’est le cours suivi depuis plusieurs décennies par la Ligue communiste au Canada, un parti dont l’objectif, énoncé dans sa constitution, est l’établissement d’un « gouvernement des travailleurs et des agriculteurs, qui abolira le capitalisme au Canada et se joindra à la lutte mondiale pour le socialisme. »
Depuis plus d’un siècle et demi la classe dirigeante au Canada utilise l’oppression nationale des Québécois pour récolter des superprofits et monter les travailleurs dont la langue maternelle est l’anglais contre leurs camarades de travail qui parlent français. La discrimination contre les francophones au Québec a été institutionnalisée après la défaite de la rébellion de 1837-1838 des agriculteurs et d’autres travailleurs en Ontario et au Québec contre la domination coloniale britannique.
En 1961, ceux qui parlaient français au Québec avaient un revenu moyen inférieur de 35 pour cent à celui des anglophones selon les chiffres du gouvernement. Les Québécois avaient une scolarité moyenne de huit ans ; ceux qui parlaient anglais, douze. Il y avait deux universités de langue anglaise à Montréal et une seule française. Dans les usines du Québec la grande majorité des travailleurs étaient québécois tandis que les patrons et les cadres étaient anglophones. Les conventions collectives étaient rédigées en anglais, l’affichage public était souvent uniquement en anglais. La grande majorité des nouveaux immigrants envoyaient leurs enfants dans des écoles publiques anglophones, qui étaient habituellement dotées de meilleures installations.
L’essor de la lutte de masse pour les droits des Noirs aux États-Unis ainsi que les révolutions à Cuba, en Algérie et au Vietnam ont eu un grand impact sur les travailleurs et les jeunes partout au Canada. Les partisans de la révolution cubaine ont organisé des comités de défense et des milliers de personnes sont descendues dans les rues pour protester contre la complicité d’Ottawa dans la guerre du Vietnam et pour exiger le retrait des troupes U.S.
Dès la fin des années 1960, au Canada comme aux États-Unis, les femmes ont commencé à s’organiser pour lutter pour leur libération — la lutte pour le droit de choisir l’avortement et pour abroger la loi fédérale anti-avortement a été au centre de ces mobilisations.
Les luttes ont renforcé la classe ouvrière
Au cours des deux décennies suivantes au Québec, un mouvement qui allait impliquer des centaines de milliers de travailleurs et de jeunes a commencé à descendre dans la rue contre l’oppression nationale des Québécois. Pendant toute la décennie, des salariés hospitaliers et des enseignants ont mené des grèves pour obtenir le droit de se syndiquer et améliorer leur condition. Des étudiants universitaires et pré-universitaires ont occupé les campus pendant des semaines en 1968 pour exiger la création d’une deuxième université de langue française à Montréal. Le mouvement s’est exprimé dans les usines et d’autres lieux de travail. Par exemple en septembre 1970, quelque 2 300 travailleurs d’une usine General Motors près de Montréal ont fait grève pour de meilleurs salaires et le droit de parler français au travail.
En octobre 1970, le gouvernement fédéral a profité des provocations du Front de libération du Québec (FLQ), un groupe gauchiste indépendantiste armé, pour prendre des mesures contre la montée des luttes au Québec qui à l’époque avançaient vers la création d’un parti de travailleurs basé sur les syndicats à Montréal. En réponse à l’enlèvement de l’attaché commercial britannique James Cross et de Pierre Laporte, le ministre du Travail et vice-premier ministre du Québec qui a été assassiné par la suite, le gouvernement canadien du premier ministre Pierre Trudeau a invoqué la Loi des mesures de guerre et déployé 8 000 soldats à Montréal.
En réponse, de grands rassemblements ont eu lieu dans plusieurs villes à travers le Canada anglais pour exiger le retrait des soldats de Montréal et la libération de plus de 500 prisonniers politiques. Parmi eux se trouvaient deux membres de la Ligue socialiste ouvrière/League for Socialist Action, ancêtre de la Ligue communiste, qui avaient été arrêtés sans mandat au cours des milliers de raids conduits par les soldats et les flics. Sous l’occupation militaire, les mobilisations de travailleurs et d’étudiants étaient interdites. L’occupation militaire du Québec n’a pas réussi à étouffer la lutte. En mai 1972, une grève générale spontanée a éclaté après l’incarcération de trois dirigeants syndicaux qui avaient refuser d’obéir à un décret imposant le retour au travail de quelque 210 000 fonctionnaires en grève pour un salaire minimum hebdomadaire de 100 $. C’était la plus grande action syndicale en Amérique du Nord depuis la vague de grèves qui avait suivi la deuxième guerre mondiale.
L’offensive patronale contre les travailleurs
La longue expansion économique capitaliste qui a suivi la deuxième guerre mondiale a pris fin au milieu des années 1970, suscitant de nouvelles attaques patronales contre le niveau de vie et les conditions de travail des travailleurs et des agriculteurs à travers le pays. Ces attaques ont provoqué une réponse qui a réuni des travailleurs anglophones et francophones dans des luttes communes, contribuant ainsi à briser les divisions nationales et renforcer la confiance des travailleurs de toutes origines.
Les travailleurs sont descendus dans la rue contre le nouveau système de gel des salaires imposé par le gouvernement fédéral qui limitait les augmentations de salaire à un taux inférieur à l’inflation et qui rompait en réalité les accords passés avec les syndicats. En 1976, jusqu’à un million de travailleurs à travers le pays ont participé à une journée de protestation contre le plafonnement des salaires. Dans plusieurs villes industrielles, comme Saint-Jean au Nouveau-Brunswick, Sept-Îles au Québec, Sudbury en Ontario et Thompson au Manitoba, les travailleurs ont répondu à un appel pour une grève générale d’une journée.
En 1981, 100 000 personnes ont manifesté à Ottawa au cours d’une action appelée par le Congrès du travail du Canada contre l’inflation galopante et la montée du chômage. Alors que des travailleurs du Québec défilaient en traversant le pont de la rivière Outaouais, des acclamations ont jailli lorsque des travailleurs du Canada anglais rassemblés sur la colline parlementaire les ont accueillis avec enthousiasme.
Dans une autre expression puissante de solidarité ouvrière, en 1981, des membres du Syndicat des métallos de Stelco Steel à Hamilton en Ontario ont refusé de signer un accord jusqu’à ce que les patrons de trois plus petites usines de la compagnie localisées au Québec parviennent à un accord avec le syndicat.
Parce que les travailleurs au Québec se trouvaient à l’avant-garde de beaucoup de ces batailles ouvrières, plusieurs syndicats présents dans l’ensemble du Canada ont élu des Québécois à des postes de direction.
La lutte des Québécois pour leurs droits nationaux s’est poursuivie pendant toute cette période, conduisant pour la première fois à l’élection du Parti québécois, un parti nationaliste québécois, en novembre 1976, un mois après les actions nationales contre le gel des salaires imposé par Ottawa. Le premier gouvernement du PQ a adopté une série de mesures qui enregistrait les acquis de la lutte des Québécois.
Il s’agit notamment de la loi 101, qui a fait du français la langue de travail du gouvernement et des tribunaux au Québec, qui a imposé le français dans l’affichage et a inscrit les enfants des nouveaux immigrants dans les écoles publiques françaises. Une loi a aussi été adoptée qui a rendu illégal l’embauche de briseurs de grève par les patrons lors de conflits de travail.
Le gouvernement du PQ a aussi refusé d’appliquer la loi fédérale anti-avortement, renforçant ainsi la lutte pour les droits des femmes à travers le pays, ce qui a mené à l’abrogation de la loi en 1988.
Le PQ a organisé en 1980 et 1995 deux référendums sur la souveraineté du Québec. Dans les deux cas, les trois principales fédérations syndicales du Québec ont dirigé la campagne pour le « oui » dans les lieux de travail à travers la province.
La place importante des travailleurs québécois dans les batailles ouvrières et leur lutte pour les droits nationaux, contestant directement les prérogatives des propriétaires capitalistes, a aidé à contrer la campagne chauvine anti-Québec menée par le gouvernement du Parti libéral à Ottawa parmi les travailleurs du pays.
Par exemple, dans les mois précédant le référendum de 1980, quatre grands syndicats pancanadiens — les Travailleurs unis de l’automobile, les Métallos, le Syndicat canadien de la fonction publique et le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes — ont adopté des résolutions reconnaissant le droit du Québec à l’autodétermination sans ingérence du gouvernement fédéral.
Lors du congrès du Congrès du travail du Canada en mai de cette année-là à Winnipeg, au Manitoba, presque tous les délégués du Québec portaient le macaron du « oui » épinglé à la boutonnière. De nombreux délégués du Canada anglais ont fait de même, portant des macarons de solidarité avec la lutte contre la discrimination et en soutien au droit du peuple québécois à l’autodétermination, y compris l’indépendance.
Les deux référendums de 1980 et de 1995 ont été battus de peu. Les résultats serrés et ce qu’ils ont démontré sur la lutte déterminée des Québécois ont ébranlé les dirigeants du Canada et ont finalement mené à des concessions de la part du gouvernement fédéral, y compris la reconnaissance en 2006 que le Québec constitue une nation distincte au sein du Canada.
Les inégalités ont été en grande partie surmontées
Selon le recensement de 2006, le revenu médian des hommes de langue française était de 30 854 $, comparativement à 27 008 $ pour les anglophones ; le revenu moyen est d’environ 4 000 $ de plus pour les anglophones. Alors que les anglophones représentent encore une plus grande proportion des capitalistes et des professionnels très bien payés, la disparité des niveaux de vie entre les travailleurs n’existe plus. Les différences entre les années moyennes de scolarité ont également été en grande partie surmontées.
Aujourd’hui, le français est la langue commune de communication au Québec. En 2006, près de 70 pour cent de ceux dont la langue maternelle était l’anglais, parlaient aussi le français. À la suite de ces conquêtes et de la confiance en soi gagnée dans la lutte, l’anglais n’est plus considéré comme une langue de l’oppression. Le bilinguisme chez les Québécois est en croissance rapide, en particulier chez les jeunes.
Dans les années 1960, des travailleurs communistes au Canada, alors membres de la League for Socialist Action, se sont plongés dans les luttes qui se développaient au Québec. Après des années de présence organisée à Toronto et Vancouver, ils ont créé une branche à Montréal en 1964 sous le nom de Ligue socialiste ouvrière et ont commencé à publier un journal en français appelé Lutte ouvrière.
Peu de temps avant la proclamation de la loi sur les mesures de guerre, la LSO/LSA a inclus dans son programme l’appel à l’indépendance du Québec alors que des milliers de travailleurs et de jeunes dans la province descendaient dans les rues pour revendiquer leurs droits et obtenir du soutien dans tout le pays. Une porte s’ouvrait créant de nouvelles possibilités pour la classe ouvrière à travers le Canada de s’unir dans une lutte commune pour le pouvoir ouvrier.
La fusion a renforcé le parti des travailleurs
En 1977, la LSO/LSA et trois autres organisations révolutionnaires — le Groupe marxiste révolutionnaire au Québec, le Revolutionary Marxist Group [Groupe marxiste révolutionnaire] au Canada anglais et la Young Socialists League/Ligue des jeunes socialistes à travers le pays — ont fusionné en une nouvelle organisation, la Ligue ouvrière révolutionnaire. Au Canada, la fusion était une des façons par lesquelles les révolutionnaires en Amérique du Nord à la fin des années 1970 ont répondu positivement aux nouvelles ouvertures pour bâtir des partis prolétariens. Les luttes ouvrières et le changement d’attitude des travailleurs quant à la capacité du capitalisme à répondre à leurs besoins s’approfondissaient partout dans le monde.
Aux États-Unis, le Revolutionary Marxist Committee [Comité marxiste révolutionnaire] a fusionné avec le Parti socialiste des travailleurs en 1977. La fusion a rassemblé deux organisations déterminées à bâtir un parti prolétarien révolutionnaire pour lutter pour le pouvoir de la classe ouvrière aux États-Unis. Trois partis ouvriers révolutionnaires ont également fusionné au Mexique.
Le rassemblement des forces révolutionnaires au Canada a été le résultat du nombre croissant d’actions communes dans les luttes de la classe ouvrière, comme celle du 14 octobre 1976, journée nationale de protestation du mouvement ouvrier contre le gel des salaires imposé par Ottawa, ainsi que la lutte nationale qui s’approfondissait au Québec.
Dans les années qui ont suivi sa fondation, la Ligue ouvrière révolutionnaire a clarifié son objectif : établir un gouvernement révolutionnaire des travailleurs au Canada dans le cadre d’une lutte unifiée pour le pouvoir des travailleurs à travers le pays contre Ottawa, avec un appel à l’indépendance du Québec renforçant cette lutte.
Avec l’approfondissement de la crise économique internationale à partir du milieu des années 1970, la ligue a décidé en 1979 d’organiser la grande majorité de ses membres pour d’obtenir des emplois dans l’industrie et répondre ainsi à de nouvelles opportunités pour rejoindre les luttes des travailleurs.
La perspective de construire un parti ouvrier révolutionnaire présent à travers le pays a permis aux travailleurs communistes de mener un travail politique unifié avec les mêmes objectifs dans tout le Canada. Cela comprenait la solidarité avec les luttes ouvrières, la campagne pour le droit du Québec à l’autodétermination, le soutien aux droits des femmes, la défense des révolutions qui se déroulaient alors à la Grenade et au Nicaragua ainsi que la diffusion des journaux et des livres sur la politique de la classe ouvrière révolutionnaire.
Au début des années 1980, alors que les luttes au Québec étaient encore au centre de la lutte des classes au Canada, la Ligue ouvrière révolutionnaire a décidé d’établir son centre politique à Montréal. Avec cette décision, le parti a pris plusieurs mesures pour qu’une couche significative de dirigeants et de cadres devienne bilingue anglais-français.
Au milieu des années 1980, le parti a entrepris un programme soutenu de publication de livres communistes en français, un effort qui a donné au fil des ans la liste de titres en français des éditions Pathfinder.
En décembre 1989, la Ligue ouvrière révolutionnaire a changé son nom pour celui de Ligue communiste. Cette décision a été prise alors que les régimes staliniens qui avaient faussement prétendu représenter la continuité du communisme s’effondraient en Union soviétique et en Europe de l’Est. Mais surtout, ce nom marquait les progrès réalisés au cours des décennies précédentes dans la construction d’une organisation centralisée à l’échelle nationale de révolutionnaires qui luttent pour le pouvoir politique des travailleurs — chose jamais atteinte auparavant par le mouvement communiste au Canada.
En rejetant comme ils l’ont fait, la campagne chauvine et xénophobe du Parti québécois, les travailleurs au Québec ont montré qu’ils ne se laisseront pas détourner par la démagogie réactionnaire bourgeoise. Les coups portés à la capacité des dirigeants capitalistes d’utiliser le thème de la discrimination contre les Québécois permettent aux travailleurs du Canada de voir plus facilement et plus clairement leurs intérêts communs en tant que classe. La demande pour l’indépendance n’est plus nécessaire pour s’attaquer à une oppression qui a été largement surmontée.
Ce renforcement de la classe ouvrière a ouvert de nouvelles opportunités pour l’action révolutionnaire, la construction d’un parti communiste des travailleurs et la lutte pour le socialisme au Canada et en Amérique du Nord.