Tchernobyl. Le récit de deux réponses de classe opposées

Frank Forrestal
et John Studer
le 23 juin 2014

ZONE D’EXCLUSION DE TCHERNOBYL, Ukraine — Peu de gens vivent dans la zone de 2 600 km carrés entourant la zone de la pire catastrophe nucléaire au monde qui a eu lieu ici il y a près de 30 ans. En traversant ce qui était des pâturages, des champs de blé et de pommes de terre et de petits villages aujourd’hui abandonnés et envahis par de la vigne et les mauvaises herbes, deux images opposées viennent à l’esprit.

D’une part, la brutalité et le mépris envers les travailleurs de la part du gouvernement soviétique à Moscou. La conception négligemment déficiente du réacteur nucléaire qui a conduit à sa fusion. La décision de renoncer à la construction d’une enceinte de confinement qui aurait empêché la libération des rayonnements. Le refus d’évacuer immédiatement la zone ou de prendre des mesures pour empêcher les résidents de consommer du lait et les légumes contaminés. Le déplacement impitoyable et bureaucratique de centaines de milliers de personnes, traitant les travailleurs comme du bétail. Les maigres ressources pour traiter les victimes de rayonnement radioactif et aider ceux dont la vie avait été bouleversée. Et l’indifférence envers la vie et les moyens de subsistance des travailleurs ukrainiens et russes qui ont risqué leur vie pour contenir le désastre et réparer les dégâts qui perdurent jusqu’à ce jour.

En revanche, il y a l’image de l’aide médicale sans précédent et désintéressée de même que les soins humains prodigués à plus de 25 000 victimes de la catastrophe, et qui continuent à ce jour, par le gouvernement révolutionnaire sur la petite ile de Cuba.

Le 26 avril 1986, une catastrophe s’est produite lors d’un test du système de contrôle alors que le réacteur n° 4 était en arrêt pour un entretien de routine. Une surtension soudaine a entrainé une fusion du cœur du réacteur et un incendie intense qui a duré 10 jours et libéré de grandes quantités de rayonnements emportées au loin par les vents. Plus de 130 travailleurs de l’usine ont été rendus malade par de fortes doses de rayonnement selon le Comité scientifique des Nations unies sur les effets des rayonnements atomiques. Vingt-huit sont décédés dans les trois mois qui ont suivi. Dix-neuf autres sont morts au cours des vingt années suivantes. Et plus de 6 000 enfants et adolescents ont contracté un cancer de la thyroïde dû à l’iode 131 qui a été inhalé ou ingéré, la plupart du temps par le lait et les légumes contaminés.

La ville de Pripyat, construite à 1,6 km des réacteurs de Tchernobyl pour héberger 50 000 travailleurs de la centrale et leurs familles, n’a été évacuée que 36 heures après l’explosion. Les résidents se sont fait dire qu’ils n’auraient besoin de vêtements que pour trois jours et qu’ils pourraient ensuite revenir. Ils n’y sont jamais retournés.

Environ 115 000 personnes ont été évacuées de la zone environnante et un total de 220 000 personnes en Ukraine, en Biélorussie et en Russie.

Les visiteurs s’approchant de la centrale paralysée de Tchernobyl sont arrêtés aux points de contrôle qui démarquent deux zones d’exclusion : le premier à 30 km, le second à 10 km. Pour entrer dans les zones, il faut des laisser-passer émis par le gouvernement et être accompagné d’un guide agréé.

25 000 personnes soignées à Cuba

Alors que les cas de cancer de la thyroïde — qui prennent plusieurs années à se développer — ont commencé à augmenter, le gouvernement cubain a répondu conformément à son histoire ininterrompue de solidarité ouvrière internationaliste. Le premier groupe de 139 enfants est arrivé à Cuba pour se faire soigner le 29 mars 1990. Quand le gouvernement ukrainien n’avait pas d’avions pour les transporter, Cuba en a envoyé deux, dont l’un, en fin de réparation en Ouzbékistan, n’était pas encore peint. À leur descente d’avion, les enfants ont été accueillis par le président cubain Fidel Castro.

Au cours des 24 dernières années, Cuba a soigné plus de 25 000 personnes touchées par la catastrophe dont au moins 21 340 enfants dans une clinique spéciale établie à Tarará, près de La Havane. Des médecins cubains sont allés aussi travailler en Ukraine.

Même au point culminant de ce que les Cubains appellent la « période spéciale » de difficultés économiques provoquées par l’effondrement de l’Union soviétique, il n’y a jamais eu d’interruption dans le programme fournissant des soins médicaux gratuits à tous ceux qui en avaient besoin.

« J’étais au courant du programme cubain pour les enfants, » a dit Mikhail Remezenko, un représentant syndical du Syndicat des travailleurs de l’énergie nucléaire et ancien travailleur à la centrale nucléaire de Tchernobyl qui a accompagné les correspondants du Militant. « Quand les enfants atteints de maladies graves dus aux rayonnement sont revenus, leur santé s’était beaucoup améliorée. Il y en a tellement qui ont été guéris. Nous sommes très satisfaits de ce que les Cubains ont fait. »

Olga Svyntytska, qui vit à Prybirsk et travaille à la réintégration des anciens résidents de la zone d’exclusion qui veulent revenir dans la région, a dit que son cousin est allé à Cuba dans le cadre du programme. Viktoria Babek, vice-présidente du Syndicat des travailleurs de l’énergie nucléaire de Tchernobyl et qui vit à Slavutych, a dit que beaucoup de gens connaissaient le programme grâce à la télévision. « Nous avons été heureux de voir comment le gouvernement cubain a pris les enfants très malades et comment leur séjour là-bas a amélioré leur santé, » a-t-elle dit.

Au musée Tchernobyl à Kiev, la solidarité de Cuba est mise en valeur sur un grand panneau d’affichage avec des photos, des lettres des membres des familles et une copie du quotidien cubain Granma  du 31 mars 1990, montrant un rassemblement de mères ukrainiennes avec leurs enfants. Irina Ivasenko, présidente de l’Association ukrainienne des enfants de Tchernobyl, raconte à Granma  à quel point elle est frappée de voir comment un si petit pays a un si grand cœur.

Les travailleurs se battent contre les diminutions des salaires et des retraites

Les auteurs de cet article ont rencontré Remezenko au parc Tchernobyl, dans la zone d’exclusion, qui a été ouvert lors du vingt-cinquième anniversaire de l’explosion. Une longue succession de pancartes portent les noms des 187 villes en Ukraine et en Biélorussie qui ont été évacuées. Un autre monument marque les effets meurtriers de l’attaque nucléaire de Washington sur Hiroshima et Nagasaki en 1945.

« Vingt-huit pompiers de la centrale nucléaire et de deux casernes de pompiers de Tchernobyl et de Pripyat ont été tués en combattant les incendies après l’explosion, » nous a dit Remezenko. En leur honneur, les pompiers ont donné de l’argent pour construire un monument grandeur nature en face de leur caserne. Le gouvernement a refusé de payer pour cela.

Comme la plupart des travailleurs du nucléaire, Remezenko vit à Slavutych, une ville de 25 000 habitants construite pour loger les travailleurs contraints d’abandonner Pripyat.

« Nous faisons partie des travailleurs du nucléaire les moins bien payés et les moins bien traités, » nous a dit Sergey Akamovych, un membre du comité exécutif du syndicat. « Nous ne produisons aucune énergie qu’ils peuvent vendre et, de ce fait, ne leur faisons pas faire de profits. »

Mais il y a encore de la place pour la corruption, a-t-il dit. Seulement 60 pour cent de l’allocation du gouvernement pour Tchernobyl arrive à la centrale chaque année. Le reste, dit-il, « disparaît ».

Quelque 2 700 travailleurs de Slavutych travaillent à Tchernobyl pour démanteler les réacteurs restants, traiter les restes de carburant nucléaire et prévenir de nouvelles fuites radioactives. C’est un processus lent et dangereux. Les quatre réacteurs sont fermés ; le dernier a été arrêté en l’an 2000. Deux réacteurs, le no5 et le no6, étaient en construction au moment de l’explosion et se dressent encore, partiellement construits et entourés d’une forêt de grues.

Environ 200 tonnes de carburant, du plutonium et d’autres sous-produits de fission hautement radioactifs restent dans les entrailles du réacteur no4 détruit.

Entre 600 000 et 800 000 travailleurs — appelés liquidateurs — ont participé à l’effort de nettoyage. Des milliers de mineurs de charbon ont été mobilisés à travers l’Ukraine pour creuser un tunnel sous les décombres et installer un serpentin pour refroidir le plancher de béton et renforcer les fissures.

Au début, ils ont reçu des avantages spéciaux du gouvernement en raison du danger du travail, y compris deux ans de pension pour chaque année de travail. Mais, de plus en plus, les travailleurs du nucléaire ont dû se battre contre les gouvernements ukrainiens successifs pour les salaires et les pensions. En février 1999, les travailleurs ont installé des campements de tentes à l’extérieur des bureaux du gouvernement à Kiev et des cinq centrales nucléaires du pays pour exiger qu’on leur paie les 15 millions et plus de dollars en salaires impayés.

L’exemple de la lutte des travailleurs impliqués dans le nettoyage et la maintenance du site nucléaire de Tchernobyl fait partie de la lutte politique qui prend forme aujourd’hui en Ukraine. Les protestations des liquidateurs ont eu lieu de 2011 à 2013 de Kiev à Kharkiv et Luhansk pour dénoncer les diminutions des retraites ordonnées par le président Viktor Ianoukovitch, qui a été renversé par des manifestations populaires antigouvernementales en février.