Deux ans et demi après le retrait des soldats U.S. d’Irak, le pays se divise le long des lignes qui séparent trois régions ethniques distinctes.
Depuis le début du mois de juin, l’État islamique d’Irak et de Syrie, un groupe rattaché à al-Qaïda, s’est emparé de la plus grande partie de la région arabe sunnite dans l’ouest du pays. L’armée irakienne et les milices arabes chiites contrôlent la zone allant de Bagdad au sud-est. Les Kurdes, une nationalité opprimée, ont saisi l’occasion pour consolider leur contrôle sur le nord-est, établir une nouvelle zone qui englobe la ville disputée et riche en pétrole de Kirkourk, et faire avancer d’un cran l’établissement d’un Kurdistan indépendant.
Les puissances impérialistes européennes ont tracé les frontières de l’Irak moderne au lendemain de la première guerre mondiale lorsqu’elles ont porté au pouvoir une monarchie pro-impérialiste et établi la domination d’une classe dirigeante arabe sunnite. Les frontières de la région ont été tracées à même l’ancien l’empire ottoman avec l’accord des gouvernements de la Grande-Bretagne, de la France et de la Russie tsariste. Comme l’empire qu’elles remplaçaient, les nouvelles frontières refusaient un pays aux Kurdes – qui sont aujourd’hui près de 30 millions, vivant dans une région qui couvre des parties de la Turquie, de l’Irak, de l’Iran et de la Syrie.
Mais l’élimination en 2003 de la dictature de Saddam Hussein et de son parti baassiste national-socialiste a précipité la décomposition de cet ordre impérialiste. Washington n’a pas réussi à établir un régime capitaliste stable d’un nouveau type à Bagdad, qui servirait mieux les intérêts impérialistes. Au lieu de cela, le renversement du régime de Saddam Hussein a eu pour résultat des conséquences inattendues, dont l’ouverture dans la région d’un espace politique permettant aux travailleurs de discuter, s’organiser et lutter pour leurs intérêts de classe, et le commencement d’une nouvelle étape dans le combat du peuple kurde.
Entre 55 et 60 pour cent des 29 millions d’habitants de l’Irak sont arables chiites, à peu près 20 pour cent sont arabes sunnites et 15 à 20 pour cent sont kurdes.
Au grand désespoir des dirigeants capitalistes de la région, les Kurdes en Irak se sont taillé une région semi-autonome à la suite des guerres de Washington. Le Gouvernement régional kurde perçoit ses propres impôts, possède sa propre armée – les Peshmergas, qui comptent quelques 200 000 hommes et femmes en arme – et effectue des échanges commerciaux, court-circuitant le gouvernement à Bagdad.
Après la capture de Mossoul que défendaient 30 000 soldats irakiens par 800 combattants de l’ÉIIS le 12 juin et la désintégration sans le moindre combat de l’armée irakienne dans le nord, les Peshmergas se sont rapidement déployés pour défendre les zones kurdes voisines.
Au cours des deux dernières semaines, les Peshmergas ont ignoré les protestations du premier ministre irakien Nouri al-Maliki et augmenté de 30 pour cent la zone sous contrôle kurde, ce qui comprend la ville de Kirkourk et les champs de pétrole avoisinants de Salahaddin et Diyala.
« Le moment pour l’indépendance du Kurdistan est plus proche que jamais auparavant, » a dit au Wall Street Journal Shirsh Khalid Ahmed, un employé du gouvernement kurde.
On estime à plus de 14 millions le nombre de Kurdes vivant en Turquie, où ils ont combattu une oppression systématique et brutale. Les avancées faites par les Kurdes en Irak ont contraint le gouvernement turc à faire de nouvelles ouvertures. L’an dernier, un accord a mis fin à des décennies de conflit armé entre Ankara et les forces de guérilla du Parti des travailleurs kurdes. Le gouvernement turc a, petit à petit, fait des concessions en matière de droits linguistiques et d’autres revendications nationales.
La Turquie est aujourd’hui le plus important investisseur étranger au Kurdistan irakien. Un pipeline de pétrole vers le port turc de Ceyhan a récemment été mis en service dans le cadre d’un commerce transfrontalier en expansion.
« Dans le passé, un État kurde indépendant était un motif de guerre, mais personne n’a le droit de dire cela maintenant, » a dit le 27 juin au Financial Times Huseyin Celik, un porte-parole du Parti pour le développement et la justice au pouvoir en Turquie.
« En Turquie, même le mot « Kurdistan » rend les gens nerveux, mais leur nom est Kurdistan, » a-t-il ajouté. L’indépendance du Kurdistan irakien n’est pas le « choix numéro un » de la Turquie, a-t-il dit, mais « si l’Irak est divisée et c’est inévitable, ce sont nos frères. »
Les origines de l’ÉIIS
L’ÉIIS trouve ses origines dans al-Qaïda en Irak, qui a organisé une campagne de terreur et fomenté des assassinats sectaires entre arabes sunnites et arabes chiites après le renversement de Saddam Hussein.
En 2007, al-Quaïda a été repoussé par une offensive de l’armée US, en alliance avec des forces tribales sous contrôle de dirigeants arabes sunnites qui avaient constitué la colonne vertébrale du régime de Saddam Hussein. Washington a fait la promotion de Conseils du réveil qui ont placé 100 000 miliciens arabes sunnites dans les effectifs de l’armée US.
Beaucoup de combattants des Conseil du réveil ont été incorporés dans l’armée irakienne. Maliki, le premier ministre porté au pouvoir pour la première fois en 2006 en tant que candidat des capitalistes chiites, a formé une alliance fragile avec des politiciens sunnites arabes bourgeois.
Mais cette alliance a été de courte durée. Le sunnite arabe Tareq al-Hachemi, vice-président de l’Irak et un dirigeant du Mouvement national irakien, a été arrêté puis condamné à mort par contumace en septembre 2012 sous l’accusation d’avoir aidé des groupes armés anti-gouvernementaux. Le financement des patrouilles locales des Conseils du réveil a été coupé et les officiers sunnites arabes de l’armée remplacés par des chiites. Maliki a également renforcé des liens avec le gouvernement iranien.
Un ressentiment croissant dans les zones sunnites contre la discrimination pratiquée par le nouveau gouvernement dominé par les chiites a créé un terrain fertile pour l’ÉIIS et d’autres groupes opposés au régime de Bagdad. Les combattants de l’ÉIIS, qui comprennent un grand nombre de recrues de tout le Moyen-Orient, de Tchétchénie et d’ailleurs, ont aussi acquis de l’expérience dans la guerre civile en Syrie où ils ont pris le contrôle de bandes de territoires. Le groupe reçoit des fonds et de l’aide de capitalistes dans les monarchies du Golfe, en particulier le Koweït et l’Arabie saoudite.
L’ÉIIS a pris le contrôle de presque tous les points de passage de la frontière irakienne avec la Syrie et la Jordanie. Le groupe a tweeté les photos d’un bulldozer en train de démolir un barrage de terre entre la Syrie et l’Irak.
Les dirigeants US sont préoccupés par les progrès vers un pays kurde et le renforcement des relations entre Bagdad et le gouvernement iranien. Mais leur plus grand souci est la menace posée par les forces d’Al-Quaïda. Cette préoccupation est également partagée par Téhéran, ce qui a donné une impulsion au dégel des relations entre les gouvernements iranien et US. Le Washington Post a rapporté le 16 juin que des diplomates US et iraniens réunis à Vienne avaient discuté comment coopérer pour renforcer le gouvernement irakien et repousser l’ÉIIS.
Collaboration entre les États-Unis et l’Iran
« Les États-Unis et l’Iran se trouvent du même côté de la bataille en cours en Irak, a dit le Post. Les deux cherchent à empêcher le gouvernement de Bagdad de s’effondrer ou une guerre civile généralisée de se développer. »
Washington a envoyé quelque 300 membres des forces spéciales en Irak pour renforcer les opérations contre l’ÉIIS, ainsi que des drones et d’autres avions de surveillance. Selon le New York Times, des avions iraniens transporteraient 140 tonnes de matériel militaire en Irak chaque jour.
« On a l’impression que c’est à la fois trop tard et trop tôt pour arrêter la désintégration, », a écrit le 17 juin le chroniqueur du New York Times Thomas Friedman, reflétant une perspective sombre et inexacte répandue dans la classe dirigeante U.S. « Le pluralisme s’est développé en Europe seulement après plusieurs siècles pendant lesquels l’un ou l’autre côté dans les guerres de religion pensait qu’il allait l’emporter, et après que beaucoup de nettoyage ethnique a créé des nations plus homogènes. […] Les musulmans arabes ont besoin de suivre le même trajet. »
Le secrétaire d’État John Kerry s’est rendu à Bagdad le 23 juin pour presser Maliki de conclure un accord avec les politiciens sunnites et kurdes au parlement nouvellement élu. Le lendemain, il s’est rendu à Erbil dans l’espoir de convaincre les dirigeants kurdes de rester en Irak.
Kerry s’est ensuite rendu en Arabie saoudite afin de faire pression sur le roi saoudien Abdallah pour qu’il soutienne la formation d’un nouveau gouvernement irakien. Le gouvernement saoudien a qualifié Maliki d’« agent iranien. » Mais inquiété par le fait que l’ÉIIS pourrait menacer non seulement l’Irak et la Syrie, mais aussi le royaume saoudien, Abdallah s’est engagé à soutenir le plan américain.
Dans le cadre de la configuration mise en place par Washington après le renversement d’Hussein, la fonction de premier ministre est réservée à un arabe chiite, celle de président du parlement à un sunnite et celle de président, symbolique, à un Kurde.
Cependant, lorsque le parlement nouvellement élu s’est réuni le 1er juillet, les partis kurdes et sunnites ont quitté la salle, après que la coalition chiite dominante de Maliki s’est montrée incapable de parvenir à un accord sur leur candidat au poste de premier ministre.
Des milliers de sunnites et de chiites ont fui les zones où se déroulent les combats entre l’ÉIIS et l’armée irakienne dans l’ouest du pays.
Bashir Khalil, un chiite, et sa femme Nidal Khalil, une sunnite, font partie de ceux qui ont fui Mossoul après que l’ÉIIS a pris le contrôle de la ville. Ils se sont réfugiés en territoire kurde près d’Erbil. « Nous ne voulons ni celui-ci ni celui-là, » a déclaré Khalil Nidal au Today’s Zaman, en faisant référence au gouvernement Maliki et à l’ÉIIS. « Aucun des deux ne se soucie de nous, les pauvres. »