« Culture et révolution », un article d’Abel Prieto, a été publié dans le numéro du 4 décembre du quotidien cubain Granma. Prieto est directeur de la Casa de las Américas, une institution culturelle cubaine de renom. Auteur né en 1950, il a été président de l’Union des écrivains et artistes de Cuba de 1988 à 1997. Il a été ministre de la Culture de 1997 à 2012 et de 2016 à 2018. Il a également été conseiller de Raúl Castro.
Plusieurs générations d’artistes cubains respectent Abel Prieto,pour sa défense inébranlable de la révolution cubaine, pour dire ce qu’il pense et pour avoir promu la politique culturelle de la révolution, qu’il explique comme « ouverte, plurielle, antidogmatique et ennemie du sectarisme. »
Le 26 novembre, le gouvernement cubain a mis fin à une petite « grève de la faim » d’un groupe soutenu par Washington appelé le Mouvement San Isidro, qui cherche à affaiblir la révolution en prétendant parler au nom d’artistes et de musiciens censurés. Le lendemain, quelque 200 personnes, dont des artistes, des écrivains et des étudiants qui ne font pas partie du groupe, se sont rassemblées devant le ministère de la Culture à La Havane pour exprimer leur inquiétude face à l’action du gouvernement et pour discuter de la liberté d’expression. Trente participants ont été invités au ministère de la Culture pour ce qui est devenu une discussion de quatre heures.
Dans son article, Abel Prieto répond au discours fallacieux de Washington, qui prétend que le gouvernement cubain réprime la liberté artistique et la liberté d’expression. Il aborde également la question des retombées néfastes des « médias sociaux, » une question importante pour la classe ouvrière.
La traduction et les notes sont du Militant.
ABEL PRIETO
On n’a pas choisi par hasard le 20 octobre comme Journée de la culture cubaine. Je me souviens avec quelle fierté Armando Hart 1 soulignait le fait qu’on a choisi la date à laquelle on a chanté pour la première fois l’hymne de Bayamo comme la journée pour rendre hommage aux hommes et aux femmes qui sont au coeur de la vie culturelle du pays 2.
On a ainsi réussi de façon mémorable, disait Armando Hart, à assimiler nos créateurs aux idéaux patriotiques, anti-esclavagistes et anticoloniaux de 1868, enrichis plus tard par Martí, Mella, Guiteras et Fidel 3.
La révolution triomphante de 1959 a reçu le soutien enthousiaste de l’écrasante majorité des artistes et des écrivains cubains. Beaucoup, y compris parmi ceux qui vivaient à l’étranger, sont revenus sur l’île pour aider à construire un monde nouveau.
Mais en dépit de l’agressivité des États-Unis, qui ont commencé très tôt à recourir aux pressions et aux menaces, aux attaques, aux bombes, au financement de bandes armées et à une campagne médiatique féroce, le gouvernement révolutionnaire n’a pas négligé de promouvoir la culture : il a fondé l’ICAIC, la Casa de las Américas, l’Imprimerie nationale et la première école d’instructeurs d’art. Il a aussi mené la campagne d’alphabétisation.
Pour l’écrivain cubain, comme l’a dit [Alejo] Carpentier 4, le temps de la solitude avait cédé la place au temps de la solidarité. La révolution a en effet créé un immense public, avide d’arts et de lettres. Elle a aussi créé l’espace pour les expressions les plus authentiques et les plus réprimées des traditions populaires et pour les recherches les plus audacieuses dans les différents genres artistiques.
Incapables de percevoir des liens d’une telle profondeur entre culture et révolution, les Yankees se sont obstinés à organiser des groupes de « dissidents » dans les milieux intellectuels. Mais ils ont échoué à chaque fois.
Le cas d’Armando Valladares a été un geste de désespoir. Ils l’ont présenté au monde comme un poète infirme, prisonnier de conscience. Ils ont même publié à grand renfort de publicité un livre de poèmes au titre dramatique : Desde mi silla de ruedas [Depuis mon fauteuil roulant].
Mais Armando Valladares n’était ni poète ni paralytique (lorsqu’on l’a gracié, il a gravi sans difficulté les marches le conduisant à l’avion). Il avait, par contre, un passé trouble de policier de la tyrannie de Batista et on l’avait condamné pour ses activités terroristes.
Aujourd’hui, bien des années plus tard, ils présentent ce qu’ils font passer pour un « mouvement » (San Isidro), avec un prétendu rappeur, poursuivi pour outrage, et une prétendue grève de la faim d’une douzaine de soi-disant « jeunes artistes. » Ils ont organisé une vaste campagne dans la presse étrangère, dans les médias numériques payés pour la subversion, et dans les réseaux sociaux. [Le secrétaire d’État Mike] Pompeo, [le sénateur] Marco Rubio, [le secrétaire général de l’OÉA Luis] Almagro et d’autres personnages se sont empressés de les appuyer.
On a créé dans les réseaux sociaux un étrange climat, doté d’une charge émotionnelle intense, afin de susciter des expressions de soutien et d’appui moral face à une présumée injustice.
Comme l’ont montré de nombreux analystes, utiliser les réseaux sociaux pour faire appel aux émotions entraîne les gens dans des communautés transitoires de sentiments partagés. Cela paralyse en même temps leur capacité de raisonner, de juger et de vérifier où se situe la frontière entre la réalité et la fiction.
Beaucoup (la plupart) de ceux qui se sont rassemblés le 27 novembre devant les portes du ministère de la Culture ont été influencés par l’atmosphère créée sur les réseaux. Peu d’entre eux savaient ce qui s’était réellement passé à San Isidro ou connaissaient ceux qui y étaient. Certains d’entre eux ont peut-être vécu quelque mauvaise expérience et en sont sortis blessés. Il me semble que ceux-là voulaient honnêtement dialoguer avec l’institution.
D’autres (une minorité) ont participé en toute conscience à cette attaque contre la révolution. Ils ont utilisé les réseaux sociaux pour amplifier ce qui s’y passait et pour le diffuser de façon déformée. Ils ont lancé de fausses nouvelles à propos d’une répression imaginaire avec des gaz lacrymogènes, du poivre de Cayenne et de prétendues embuscades contre les participants. Ils savaient bien que leurs mensonges servaient à justifier la politique de Trump contre leur pays. Ils ne s’intéressaient au « dialogue » que pour en faire des manchettes, un spectacle, et le présenter comme une victoire. Certains devaient justifier l’argent qu’ils reçoivent.
Il convient donc de distinguer clairement les gestes de bande dessinée des éléments marginaux de San Isidro de ce qui s’est passé au ministère de la Culture. Dans le second cas, il y avait des jeunes plein de valeur qui doivent être entendus.
La politique culturelle de la révolution a ouvert aux créateurs un vaste espace sans préjugés afin qu’ils puissent faire leur travail en toute liberté. Il est vrai qu’il y a eu des erreurs, des malentendus et des maladresses, mais le processus révolutionnaire lui-même s’est chargé de les rectifier.
Ces institutions, avec l’UNEAC [l’Union des écrivains et des artistes de Cuba] et l’Association Hermanos Saíz 5, restent ouvertes à un débat franc avec les artistes et les écrivains. Si, pour une raison quelconque, le dialogue s’interrompt, il existe des canaux de communication appropriés pour le reprendre.
Il est tout à fait légitime de dialoguer sur la manière de consolider les liens entre les créateurs et les institutions, sur certaines manifestations expérimentales d’art qui n’ont pas encore été suffisamment comprises, sur la fonction critique indispensable de la création artistique, sur le « tout est bon » de la vision post-moderne, sur la liberté d’expression et sur bien d’autres thèmes.
Ce qui n’est pas légitime, c’est le non-respect de la Loi et les tentatives d’utiliser le chantage contre les institutions, d’offenser les symboles de la patrie, de chercher la notoriété par la provocation, de participer à des actions payées par les ennemis de la nation, de collaborer avec ceux qui travaillent à la détruire, de mentir pour s’associer aux menteurs anticubains qu’on retrouve sur les réseaux, d’attiser la haine.
En pleine crise mondiale causée par la pandémie et le néolibéralisme global, Cuba subit en même temps un harcèlement sans précédent de la part des États-Unis. C’est la raison pour laquelle on a choisi ce moment pour financer des spectacles qui déforment l’image du pays.
Tout créateur, qui s’adressera aux institutions avec des objectifs légitimes, trouvera des interlocuteurs disposés à l’écouter et à le soutenir. Il ne peut y avoir de dialogue avec les menteurs et les fraudeurs.
______________________
- Armando Hart a été l’un des leaders historiques de la révolution cubaine. Lorsque le gouvernement révolutionnaire a créé le ministère de la Culture en 1976, il en est devenu le ministre, poste qu’il a occupé jusqu’en 1997. Il a précédé Abel Prieto à la tête de la Société culturelle José Martí. Hart est décédé en 2017.
- L’hymne national de Cuba a été chanté pour la première fois le 20 octobre 1868, le jour où l’armée indépendantiste cubaine a libéré la ville de Bayamo, à l’est du pays, lançant ainsi la première guerre d’indépendance contre le régime colonial espagnol.
- José Martí, révolutionnaire, poète, écrivain et journaliste est un héros national de Cuba. Il a fondé le Parti révolutionnaire cubain en 1892. Julio Antonio Mella a été le président fondateur de la Fédération des étudiants universitaires et l’un des dirigeants fondateurs du Parti communiste en 1925. Antonio Guiteras a été un dirigeant étudiant de la lutte contre la dictature de Gerardo Machado dans les années 20 et 30.
- Alejo Carpentier, écrivain cubain et latino-américain de premier plan, est considéré comme l’un des meilleurs romanciers du vingtième siècle. Il est rentré à Cuba en 1959 et s’est joint à la révolution. Il a été diplomate cubain à Paris jusqu’à sa mort en 1980.
- L’Association Hermanos Saíz est une organisation culturelle de jeunesse créée en 1986.